Bien que le renouveau que connait notre art ces dernières années soit porté par une grande liberté de forme dont le barycentre aromatique est désormais le très branché houblon il ne faudrait pas oublier que l’histoire de cette boisson dans toute sa variété s’est avant tout faite sur les variations et compositions des céréales et sur l’art méticuleux du maltage.
Le malt c’est une céréale germée, en général de l’orge, puis cuite pour qu’elle dégage tous ses arômes. Le début du maltage est une opération qui consiste à reproduire un phénomène naturel : la germination. Sous l’effet de l’humidité, la graine libère des enzymes qui vont transformer des sucres jusqu’alors protégés (pour être stockés jusqu’aux conditions propices à la croissance de la plante) afin de les rendre disponibles pour nourrir la plante ou dans notre cas des levures qui vont transformer ce sucre en alcool pour notre plus grand plaisir, condamnant des millions de brins d’orge… les levures on ne vous félicite pas !
Pour empêcher ces coquines (et leurs copines les bactéries) de tout dévorer tout de suite, il faut sécher le malt pour remettre ce gueuleton orgiesque et microscopique à plus tard. Ça tombe bien, ce séchage (le touraillage) libère aussi tous les arômes que nous connaissons, et qui feront penser (selon la température, les traitements annexes et accessoirement la variété et le terroir) à du pain, du grain, des pâtisseries et biscuits, du miel, du caramel, du chocolat ou de la noix avec des notes rôties, torréfiées, grillées ou encore fumées. Encore plus de variations sont possibles si on part sur d’autres céréales que l’orge. Les « blanches » par exemple sont des bières de blé/froment (Weizen en Allemand, d’où le nom blanche). Le type de traitement thermique des malts spéciaux utilisés en petite quantité en complément de malts de base blonds est aussi responsable de la couleur des bières.
Au moment du brassage le malt est mis au contact de l’eau chaude, les enzymes se réveillent, pour couper l’amidon et le dissoudre dans le mout. Chacune agit à des températures bien spécifiques et selon les paliers que l’on effectue, l’amidon sera coupé en sucres plus ou moins transformables en alcool par telle ou telle levure. La combinaison des types de malts, des températures de brassage et du choix de la levure, nous permettent de jongler sur différents corps de bière. A part ça la quantité de malt est grossièrement proportionnelle à la quantité de sucre extrait et donc d’alcool produit, plus on met de malt plus la bière est forte…
Mais ça n’a pas toujours été si technique. Au commencement il y avait des graminées, domestiquées entre 12 000 et 8 500 av JC. Avant qu’elles ne soient exportées partout en Eurasie et qu’elles évoluent vers l’orge ou le blé pour devenir la base de notre alimentation et un facteur majeur de l’émancipation de l’humanité, il fallait pour un chasseur cueilleur avoir très faim et de la suite dans les idées pour imaginer que ces espèces endémiques sauvages chétives et indigestes puissent constituer une source nutritive d’intérêt. (En vérité il aura fallu beaucoup de temps, et beaucoup d’heureux accidents). En effet pour tirer parti de ces plantes, les hommes d’alors les prémâchaient, les laissaient parfois germer, les écrasaient, en faisaient des galettes, les cuisaient, les mettaient à tremper, et donc à fermenter, ce qui les rendait digestes (et aussi alcoolisées) ! Et ils étaient bien contents avec ça… et pour cause, ils avaient un régime basé sur ce qui ressemble fort à de la bière. Ce régime, et l’utilisation de la bière dans des cérémonies mortuaires pourraient selon de très récentes découvertes, être à l’origine de la sédentarisation de l’humanité, avant même le pain !
Alors 10 000 ans d’histoire et plus récemment de riches traditions élaborées par des moines en mal d’amour ne peuvent pas être balayées d’un revers de la main sous prétexte que ce n’est plus trop à la mode et nous accordons au travail du malt toute sa place dans notre gamme et notamment dans une bière, notre doppelbock, une bière au pain et aux malts spéciaux.
Lorsque nous sommes devenus brasseurs il y a peu d’années, il était très compliqué de se fournir en malt local. Si les céréales étaient locales elles devaient être envoyées dans l’une des quelques malteries industrielles françaises, très peu nombreuses car gigantesques, pour obtenir un malt de qualité. En effet c’est un métier très technique et à la rentabilité fragile, et nous n’avions plus de malteries artisanales sur nos territoires. Nous avons l’immense chance d’être à quelques km d’une nouvelle malterie artisanale, les malteurs de l’ouest avec lesquels nous avons hâte de collaborer.
De plus nous commençons une phase de test pour utiliser des céréales non maltées et faire de grosses économies d’eau et d’énergie. En effet les céréales ne sont pas les seules à produire les enzymes nécessaires au brassage lors de leur germination, des microorganismes produisent les mêmes, et nous pouvons les mettre à contribution !
Les drêches, déchet des céréales (environ 400g/L de bière) sont couramment utilisées par les brasseurs ruraux en alimentation animale, et plus récemment par les urbains pour faire des crackers ! Nous enverrons pour notre part nos drèches en méthanisation pour fermenter en gaz naturel renouvelable. Nous utilisons par ailleurs le même type de gaz pour le brassage, la boucle est bouclée.
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malted barley par MPMPix / Golden Ears par Johan Neven / X Marks the Spot par Stephen Bowler / 2015_07_26_Kisima_Farm_Laikipia_0015 par Make it Kenya