A l’origine de notre curiosité pour la bière il y a indubitablement la fermentation. Quoi de plus magique que l’action d’organismes vivants invisibles, quoi de plus exaltant que la compréhension même partielle, de leurs mécanismes d’action, quoi de plus jouissif que de participer à les guider pour en tirer le meilleur ?
Les mécanismes fermentaires sont omniprésents dans l’histoire gastronomique humaine, du pain au vin, du yaourt au saucisson, des olives au thé, du fromage à la choucroute, ce que nos ancêtres ont longtemps attribué à des esprits bien généreux, est à mettre au crédit d’êtres vivants microscopiques qui en colonisant leur milieu, et en se défendant d’homologues moins bienveillants, des microbes, produisent des molécules bien sympathiques voire addictives qui nous attirent à consommer ces produits protégés des maladies par ces minuscules anges gardiens. Dieux et ferments sont-ils si différents ? Mystérieux et omnipotents, forces de la nature imperceptibles. Si nous avons une religion elle porte un nom, fermentation !
Sans la levure la bière n’est qu’un vulgaire jus sucré, une mélasse imbuvable qu’on appelle le mout. Il y a autant, voire plus de différence entre la bière et ce concentré de malt qu’entre le vin et un jus de raisin, et pour cause c’est exactement le même processus de fermentation alcoolique, la transformation du sucre en alcool et en gaz (et en arômes), dû à la même espèce : Saccaromyces cerevisiae, un champignon unicellulaire microscopique dont la famille : levure s’est séparée des autres champignons il y a 3 à 400 millions d’années. Ce n’est qu’au XIXes que Pasteur décrira le rôle des microorganismes dans les fermentations, et donc de l’hygiène pour préserver les caractéristiques spécifiques de la souche choisie.
Elle est omniprésente dans la nature, sur les fruits, les plantes, sur et dans les animaux, dans la terre, sur des grains de poussière… Dans le vin on utilise les levures naturellement présentes sur le raisin, à l’état sauvage. Dans la bière ou dans le pain (où c’est encore la même espèce), on sélectionne de fabrication en fabrication les souches pour leurs caractéristiques spécifiques, générant par la un phénomène de domestication. Au même titre qu’une lignée de bergers obtiendront de bons chiens de berger, et des bourgeois un bon caniche, le boulanger aura plutôt des levures capables de lever, un brasseur de faire de l’alcool.
Dans la bière une levure peut être plus ou moins atténuante : c’est-à-dire capable de transformer une gamme plus ou moins grande de sucres : certaines laissent dans la bière les plus complexes, donnant une bière plus ronde, d’autre mangent tout, donnant une bière plus sèche. Plus ou moins floculante : prompte à donner une bière très limpide ou au contraire très trouble. Plus ou moins arômatique, donnant soit des bières très neutres qui laissent les malts et houblons s’exprimer, ou très odorantes sur des notes fruitées, épicées, de bonbons, terreuses, fermières, voire sexuelles. De ce point de vue la température de fermentation peut avoir un rôle important ainsi que la recette et les combinaisons avec les autres ingrédients, la réaction des levures à l’infusion à froid de houblon est par exemple un domaine en pleine évolution.
Si toutes ces variantes de souches sont disponibles sous forme déjà multipliées et sèches selon le style et l’effet recherché, ou dans des laboratoires pour être reproduites à la brasserie, il est également possible de reprendre le travail à zéro en utilisant des levures dites sauvages, issues de plantes ou d’isolation très récentes, ou simplement de l’environnement de la brasserie : on parlera alors de fermentation spontanée, qui consiste à laisser la cuve ouverte en attendant l’ensemencement naturel par l’air. Les levures seront alors accompagnées de bactéries, lactiques et acétiques génératrice d’acidités, et également de levures d’autres espèces, comme les brettanomyces responsables d’arômes dans le registre animalier ou exotique.
Le travail de sélection des levures est loin d’avoir dévoilé tous ces secrets. L’effervescence récente atour de cet ingrédient, de brasseu·r·se·s reprenant gout à la sélection de levures de brassins en brassins, de laboratoires très inventifs capables d’accélérer l’évolution en favorisant l’hybridation de plusieurs souches entre elles, permettent l’ouverture de nouveaux possibles incroyablement riches de biodiversité aromatique.
Un exemple frappant est celui des bières de fermentation basse, les lagers, qui avant d’être surreprésentés dans le paysage des bières industrielles internationales, était un style tout à fait nouveau au XVe siècle, et pour cause il a été découvert très récemment que la levure qui en est responsable vient de l’hybridation d’une souche sud-américaine rapportée sans le savoir par les explorateurs…
Photos sous license creative commons – Crédits photos :
Yeast Cell par Natasha de Vere & Col Ford / SpotSpectacular Conor Lawless / Image from page 232 of « Studies on fermentation : the diseases of beer, their causes, and the means of preventing them » (1879) par internetarchivebookimages / Yeast par Eelke