Le terme brasser est aujourd’hui employé dans de nombreux domaines pour dire mélanger, agiter ensemble, remuer avec les bras. On peut brasser de l’air, où nager la brasse… Ce n’est pourtant pas des bras que vient le terme, même s’ils sont bien utiles pour manier le fourquet, mais bien du monde de la bière : braciare signifiant faire fermenter, et proche étymologiquement de braces, le malt.
Les brasseu.r.se.s, sont de fait les mélangeurs par excellence, longtemps confondus aux figures de la sorcière ou du druide ils combinent les pouvoirs des graines, des plantes et des gentils microbes pour concocter des boissons microbiologiquement saines, aux vertues euphorisantes (pourvu que l’on fasse preuve de modération), à la mystique propice à nous rapprocher de nos amis imaginaires les dieux et les défunts, et aux saveurs si réjouissantes qu’elles peuvent nous faire écrire des poèmes ou soigner les maux d’une vie trop âpre dès la première gorgée ou réunir les pires ennemis autour d’une joyeuse tablée.
Les millénaires de brassage constituent un fil ininterrompu d’expériences fortuites de génération de brasseurs qui mènent à des méthodes aujourd’hui partagées très largement sur la toile pour quiconque veut s’y initier voire en faire son métier. Les connaissances sur le sujet sont très documentées et si l’empirisme avait permis de presque tout découvrir, la compréhension des processus invisibles de la microbiologie et de la biochimie ont permis d’en valider et d’en améliorer les règles communes comme les spécificités de chaque tradition, perpétuées, agrémentées ou mélangées. Comme chacun sait de la théorie à la pratique et à l’expérience d’un maitre brasseur il y a un long chemin d’apprentissage, qui n’a d’ailleurs surement pas de fin, mais la petite révolution brassicole que nous vivons (le craft brewing) et les champs des possibles qu’elle explore, a pour origine la philosophie do it youself (faire soi-même) avec le homebrewing (brassage maison) grâce à des ressources open-source (information libre de droits).
Le Brassage :
Ce qu’on appelle communément le brassage est la première étape de notre métier, celle qui consiste à fabriquer un jus sucré appelé le mout à partir de céréales maltées. La graine est par essence un organe de réserve qui contient la première nourriture pour la future plante sous forme relativement protégée de la digestion : l’amidon. Pour le déverrouiller il faut de la chaleur et des enzymes, les ciseaux du vivant, que la graine produit en germant. C’est la raison pour laquelle nous utilisons des graines en partie germées qu’on appelle le malt.
Le brassage est une dissolution puis une digestion de sucres complexes en éléments plus simples dans de l’eau chaude en vue de leur transformation en alcool. Nos cuves sont pour cela chauffées à la vapeur. Avant toute chose on concasse le grain, afin d’améliorer l’accès de l’eau au cœur de la matière. Puis on trempe le grain dans de l’eau chaude afin de libérer l’amidon de sa forme de granules dans lesquels il est enfermé, c’est ce qu’on appelle la gélatinisation. Durant tous le processus d’empatage, le gruau ainsi formé que l’on appelle maiche est agité afin de permettre un échange homogène entre l’eau, les enzymes et l’amidon, expliquant la dérive du braçeur vers le braSseur… Simultanément à la gélatinisation, le processus de saccarification consiste lui en un découpage en sucres simples de l’amidon par les fameuses enzymes, des molécules actives, que contient le malt. Elles sont de deux sortes, coupent différemment, et agissent à des températures suffisamment différentes pour permettre au brasseur de diriger la composition du mout et de la bière finale, notamment en termes de sucres résiduels. A 62°C on favorise les α-amylases qui coupent l’amidon en tous petits morceaux, tandis que les β-amylases plus à l’aise à 70°C produisent des sucres de plus grande taille, qui seront plus difficiles à transformer en alcool et donneront du corps et du sucre à la bière le cas échéant. C’est pourquoi on peut faire plusieurs paliers de température durant le brassage selon le profil recherché : plus sec ou plus moelleux. L’empatage dure en général une à deux heures.
En tout état de cause, plus on met de grain dans l’eau plus on extrait de sucre et plus on aura d’alcool. L’étape suivante consiste à séparer le mout des drèches, résidu solide de la bière. On procède pour cela à une filtration à 78°C, grâce au fond percé de notre cuve de filtration (chez nous c’est la même cuve que celle d’empatage) mais aussi et surtout grâce au filtre naturel que constitue le lit de grain lui-même, que l’on appelle le gâteau ! Le mout s’écoule naturellement et doucement au travers de ce gros porridge dés lors qu’on ouvre les vannes réparties sur toute la surface du fond de la cuve. Pour parfaire l’essorage du sucre encore contenu dans les fibres, on continue d’arroser d’eau chaude le gâteau, et de laisser s’écouler toujours aussi doucement un jus moins concentré mais permettant d’augmenter de 40% le rendement de l’ensemble, à condition que l’on s’assure du passage du liquide entre tous des interstices. Un travail de patience…
Le mout ainsi collecté dans une deuxième cuve va ensuite subir une cuisson d’une heure à 100°C qui remplit de nombreuses fonctions : Elle permet tout d’abord l’élimination des microorganismes présents dans la nature : bactéries et levures sauvages, qui feraient dévier notre fermentation vers des résultats hasardeux et potentiellement non maitrisés, de coaguler un certain nombre de molécules indésirables un peu comme la peau du lait, de développer des arômes de caramélisation par des réactions de Maillard (sans lesquelles la bière serait autre), d’infuser, enfin les houblons, (vous savez la fleur résineuse qui n’est pas une céréale) dont les molécules actives qui donnent son amertume à la bière permettent à la bière de mieux se conserver. Cette propriété bactéricide des acides amers du houblon, est acquise à chaud, ce qui présente l’inconvénient d’évaporer les arômes de houblon, molécules plus volatiles. C’est pourquoi on en ajoute en fin d’ébullition, voire à froid plus tard dans le processus. Le brassage se termine par un tourbillon permettant de précipiter des particules, puis par le refroidissement rapide du mout à une température permettant la survie des levures, dont on ne veut pas voir le travail sapé par des bactéries plus résistantes à la chaleur et encore présentes dans l’air. Toutes les étapes qui suivent ce refroidissement méritent une grande attention envers les contaminations, et font des brasseurs des paranoïaques de la propreté.
La Fermentation :
Si le brassage se déroule sur une journée intense, la fermentation prend un bon mois mais est plus une affaire de surveillance quotidienne. C’est une colonisation du mout par une population microscopique de levures qui va consommer le sucre pour se multiplier puis pour transformer son milieux afin de le rendre hostile à leurs concurrence en l’occurrence en produisant de l’alcool ! La levure qui ensemence le mout est choisie par le brasseur pour ses propriétés, plus ou moins aromatique, trouble et gourmande en sucre, selon ce qu’il recherche. La température de fermentation joue aussi un rôle important dans le rendu, les lagers fermentent à basse température 12°C, certaines levures au profil plutôt neutre nécessitent des températures modérées 17°C, tandis que les levures recherchées pour leurs arômes s’exprimeront différemment selon la hauteur de la température, de 22°C pour certaines blanches jusqu’à 40°C pour les levures fermières norvégiennes. Si les premières heures de fermentation sont dédiées à la multiplication et à la turbulence (de grosses quantités de gaz y sont produites), la bière est naturellement agitée en tous sens et aurait tendance à chauffer si on ne la contenait pas, la transformation des sucres en alcool ralentit relativement vite pour atteindre un quasi pallier au-delà duquel la totalité de l’alcool a été produit, et ce en général en moins d’une semaine.
Cependant, et c’est une des grandes différences entre une bière à bas cout et une bière plus prestigieuse, des processus de fermentation secondaire et de garde vont être utiles pendants 2 à 4 semaines supplémentaires (voire encore plus sur des bières de fermentation mixte ou sauvages) selon les profils de bière. Il s’agit de métabolismes secondaires des levures, des réactions biochimiques et physicochimiques fines et lentes qui vont faire disparaître des mauvais goûts, en créer de nouveaux, meilleurs, apporter de la plénitude et de l’équilibre à la bière. On s’occupe de purger les levures mortes, des houblonnages à cru plus ou moins précoces ou tardifs selon ce que l’on recherche, de la précipitation à froid des particules de houblon et d’autres particules, on transfère éventuellement la bière d’une cuve à une autre pour la clarifier, ainsi que de l’ajustement de la carbonatation (gazéification) de la bière. Cet ensemble de processus que l’on appelle communément la garde dépend également beaucoup de la qualité du matériel de fermentation, de la capacité à refroidir rapidement et à bien purger ainsi que du système de nettoyage assurant l’absence de contamination.
Vient enfin le temps du conditionnement qui se fait chez nous sous pression, c’est-à-dire que l’on garde le gaz contenu dans la bière. La refermentation en bouteille, qui pourrait dénaturer certains types de bière est ainsi évitée, la bière est prête instantanément et la durée de vie de la bière en bonne fraicheur n’en est que plus longue.
Tiens puisqu’on en est là, la triple fermentation n’existe pas, les bières dites triples ont une triple dose de malt et donc d’alcool. La fermentation est un processus continu, même s’il se fait dans deux cuves successives et la refermentation en bouteille n’apporte rien de plus à la bière, au contraire.